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Festival de Locarno 2018

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Rencontre avec Olivier Gourmet

A propos du film Ceux qui travaillent

Olivier Gourmet et Antoine Russbach © Locarno 2018, Samuel Golay

Vu de Pro-Fil : Merci tout d’abord de me recevoir.

Olivier Gourmet : Je vous en prie.

VdP : Je trouve que vous avez une filmographie absolument extraordinaire, vous n’hésitez pas à prendre aussi des seconds rôles, et quel que soit le rôle que vous jouez, vous lui donnez une extraordinaire force. D’où vient cette force ?

OG : Je pense aussi que c’est grâce aux choix que je fais des personnages, je pense au fond c’est déjà dans le scénario. Ça m’est arrivé de refuser des plus petits rôles parce qu’ils n’avaient pas de consistance. Je ne les trouvais pas intéressants. Donc je pense que, dès l’instant où je prends un petit rôle, c’est qu’il y a déjà quelque chose dans le scénario, dans ce qu’il raconte et dans les scènes où le personnage se trouve il y a quelque chose à faire. Donc ça c’est une première chose. Ensuite il est vrai que j’essaie toujours de trouver quelque chose d’humainement intéressant dans un rôle, je me pose des questions et j’essaie de trouver en lui les vrais ressorts humains pour faire en sorte que, non pas pour être là et être magnifique, mais pour lui donner à ce personnage toutes les chances pour exister.

VdP : Mais on sent une force presque physique dans chacun de vos rôles, il y a peu d’acteurs qui ont ça.

OG : Oui, je pense que c’est lié au fait que je pose vraiment la question de savoir, qu’est-ce qui a amené cet homme à ce moment-là à être comme ça. Ça passe par le corps et par tout ce qu’il a vécu et tout ce qu’il a senti, et son existence-même qui est inscrite dans son ADN à l’intérieur de son corps, avec son propre rythme, sa propre respiration. Donc pour moi c’est important de passer par le corps plus que par les mots. Quand j’ai été confronté pour la première fois au théâtre, au conservatoire, à jouer de la tragédie, Racine, c’est en alexandrins, avec de longues tirades, et les personnages sont traversés par des émotions terribles, c’est beaucoup de boulot. Souvent je voyais des représentations où la qualité était là, la mise en scène était magnifique, mais je ne sentais pas dans le jeu des acteurs cette force, cette puissance de pouvoir dire « c’est moi ». Cette passion-là, ou cet amour-là, ou cette violence ou cette haine-là. Je trouvais que ce n’était pas habité. Une coquille vide. Bien dite, magnifique à la musique, mais je me suis toujours dit que je ne peux pas, j’ai besoin… Quand j’ai commencé à travailler, avant de pouvoir dire les mots, je cherchais intérieurement l’état, l’humeur dans lequel était le personnage pour dire ces mots-là. Mais si je ne ressens pas ça intérieurement avec justesse – parce qu’après on peut être dans le rôle, on peut se créer un état assez facilement, mais qui n’est pas appuyé sur quelque chose de concret de sa propre existence, il faut que ça fasse écho à des moments de sa propre vie qui vous aide à être dans la vraie humeur, l’humeur juste et réelle. Il faut vraiment penser à quelque chose qui vous est arrivé dans votre propre vie et qui vous met dans cet état. C’est ce qu’on appelle la mémoire affective. Vous vous rappelez un événement de votre vie.

VdP : Mais ça doit être terrible alors !

OG : Non, parce que c’est ludique. Et c’est passé, vous avez fait le deuil de cela, vous êtes parvenu - sauf si vous souffrez psychologiquement et que vous êtes instable, mais ce n’est pas mon cas, donc, malgré les épreuves de ma vie, et personne n’en est exempt même à mon âge, ce n’est pas toujours facile, perdre ses parents, son papa et sa maman, à un moment ça arrive, même si on pense qu’on est prêt, quel que soit l’âge qu’on a, ce sont des périodes difficiles. Certains ne s’en remettent pas, certains s’en remettent au bout de quinze jours, certains mettent un an, certains mettent deux ans, certains mettent trois ans – voilà, on se sert comme ça d’éléments qui ont nourri votre vie pour aller chercher l’état, même si ça vous fait mal dans le souvenir, mais ça reste du jeu quand même. Il y a une distance par rapport à ça. Et puis ça nous permet de la libérer aussi, c’est presque comme une thérapie quelque part, ça vous permet de libérer quelque chose en vous, et d’ailleurs bien souvent, vous devez changer. Vous ne pouvez pas revenir souvent sur le même événement pour retrouver le même état, parce que vous l’avez déjà éculé. Vous l’avez tellement éprouvé et éculé qu’il ne réveille plus en vous la même tristesse ou la même colère ou la même joie. Car c’est comme ça pour toutes les émotions. Donc on va en chercher une autre émotion qui est parfois moins puissante et qui est parfois moins intéressante. C’est pourquoi j’ai toujours dit qu’il faut continuer à vivre, et à vivre des choses fortes, rencontrer des gens pour nourrir votre propre mémoire. C’est peut-être pour ça, car pour chaque personnage je cherche en moi ce que ça éveille en moi. Et je cherche en moi ce qui va donner de la consistance à ce personnage.

VdP : Oui, mais jeter quelqu’un par-dessus bord, ça ne doit pas être facile à trouver en soi.

OG : Mais il ne le fait pas lui-même, physiquement.

VdP : Mais quand même, il l’ordonne.

OG : S’il avait dû le faire physiquement lui-même, il ne l’aurait peut-être pas fait. Là il prend une décision au téléphone, et d’ailleurs il ne le fait pas facilement, puisque la première fois il prend quand même la bonne décision – et après il prend la mauvaise décision. Non, ce n’est pas simple. Mais là ce ne sont que des mots. Ça passe tellement vite que c’est après que le travail est plus difficile, sur le parcours du personnage après qu’il a pris cette décision. C’est là que c’est plus compliqué pour un acteur. Juste le fait de dire, eh bien, balance-le – mais après, j’ai cherché aussi, dans quel état est le personnage à ce moment du film pour pouvoir prendre cette décision et comment il le dit. Dans quelle situation il est. Il est en voiture, il est au téléphone en roulant.

VdP : Et comment regarder les autres en face après, et soi-même en face ?

OG : Ce qui est formidable dans ce personnage c’est qu’il n’en prend pas tout de suite conscience. Il sait, il a conscience que c’est terrible, mais en même temps pour lui ce n’est pas si terrible que ça. Du moins au début. Au moment de son licenciement il est plutôt dans l’incompréhension et l’étonnement que dans la colère. « Non, mais attendez, vous auriez fait exactement la même chose, le monde fonctionne comma ça, il a toujours fonctionné comme ça », donc il n’y a pas à se poser de questions. Il le dit, « vous devriez même me remercier d’avoir fait votre sale boulot. » Parce que, c’est ça qui est formidable dans ce film, car heureusement ce film ne raconte pas – enfin si, là il raconte, on est dans le fret maritime, dans cette histoire d’immigré – mais le film est plus, enfin je l’espère, il est plus universel que ça. Il décrit la violence pour certaines personnes dans certaines situations et qui sont souvent au quotidien, même si ce sont des décisions moins spectaculaires que de balancer quelqu’un par dessus bord, ça peut être parfois juste de licencier quelqu’un. Licencier quelqu’un ça peut être le tuer. Ça peut tuer sa famille. Ça peut tuer toute une famille. Ça peut tuer toute une génération. Un licenciement d’une entreprise entière, ça peut tuer un village. Ça peut tuer plein de choses. C’est d’une violence extrême. Mais on y est confronté tous les jours de par le système dans lequel on est et qu’on cautionne, plus ou moins, car personne, si ce n’est par un acte de guerre ou de revendication, ne remet en question - pour se donner une conscience de contrer le système, qu’on n'est pas d’accord avec, mais c’est très difficile à changer – je reviens souvent sur le même milieu, parce que je le connais un peu, mon frère vit toujours dedans, c’est le milieu agricole, et où mon frère qui est quelqu’un de sensible au monde qui a un regard sur le monde, sur l’univers, sur l’agriculture, sur la forme d’agriculture d’aujourd’hui, intensive, les pesticides et autres, et où mon frère au quotidien, tout en ayant conscience de ça, prend au quotidien des décisions qu’il regrette. Parce que, s’il ne le fait pas, il ne survit pas. Et ça le rend terriblement malheureux. Mais il en a conscience. Le personnage de Frank n’en a pas conscience. Il a cautionné le système, il a grandi dans le système, ce qui l’excuse c’est ce qu’il raconte de son passé, ce sont les seuls repères qu’on lui a donnés. Donc, il est excusable, parce qu’il ne sait pas, il ne sait pas fonctionner autrement. Pour lui ça ne peut fonctionner que comme ça. Il n’a aucune éducation, ce n’est pas un énarque, ce n’est pas quelqu’un qui a fait des hautes écoles économiques, c’est quelqu’un qui vient d’une ferme, qui a grandi, qui a été manutentionnaire dans un dépôt de marchandise, cariste et puis qui a progressé à force de bagou, de volonté, de caractère, d’orgueil, de narcissisme, d’égocentrisme, parce qu’il est plein de défauts, il n’a pratiquement que des défauts. Sa seule qualité c’est d’être efficace au boulot. Parce que, humainement, ses rapports avec ses enfants, sa vie au quotidien, pour moi il n’a pratiquement aucune qualité. Il va un peu s’éveiller.

VdP : Avec Mathilde.

OG : Il sait qu’il a pris une décision terrible et il y a le retour de sa femme qui ne comprend pas. Et petit à petit il va quand même comprendre et de fait il se dit, oui, je vis dans un système qui ne devrait pas être celui-là. Je l’ai cautionné, mais comment y échapper ? Comment moi, avec les moyens que j’ai, qu’on m’a donnés, je peux faire autrement ? Ah oui, il pourrait dire, comme il essaie un moment, je pourrais trouver un autre emploi. Partir dans autre chose. Mais il ne le fait pas. Et c’est ça qui est formidable, c’est que c’est très vrai, ce qu’on raconte, car on aurait pu faire un film humaniste : tout d’un coup il prend conscience que sa vie change et il part sur un chemin beaucoup plus vertueux. Parce que les gens aujourd’hui ont du mal à se remettre en question et à faire autrement parce qu’on ne leur a pas donné les moyens et le système ne le leur permet pas, et ça il faut en prendre conscience aussi. Et le film est intelligent dans ce sens, il n’y a pas énormément d’échappatoires, c’est un film noir. Et moi j’aimais ça et j’ai dit à Antoine, il faut tenir, cette violence, il faut que la fin soit très violente, pas de compromis.

VdP : Il signe à la fin.

OG : Et oui, il repart dans le même système. Et ça, c’est d’une violence inouïe qui est réelle, concrète et au quotidien et qui est devenue banale.

VdP : Il faut arrêter malheureusement, je vous remercie pour votre disponibilité.

Waltraud Verlaguet

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